La déchéance des filles consécutive aux traumatismes de l'enfance est un thème récurrentde la littérature noire anglo-saxonne. "Man crazy" (folle de l'homme) de Joyce Carol Oates pousse l'exercice dans ses extrêmes retranchements, tant dans la progression vers l'horreur que dans une subtile et inattendue rédemption.
Il y a un père dans la vie d'Ingrid Boon et un mari dans celle de sa mère Chloë, sublime, blonde et paumée. Un homme, un vrai, un pilote revenu étrange, instable, dangereux, de ses années au Vietnam. La fuite de Lucas, pourtant violemment et perversement présent, vont pousser peu à peu mère et fille vers une douce folie.
Moins douce pour Ingrid, "Doll-girl" au teint et à la chevelure lumineux se donnant dès treize ans à tout homme ou garçon qui le veut, dans sa quête désespérée de reconnaissance, sombrant dans l'auto-mutilation, la dope, l'anorexie, avant de devenir la chose, la "Dog-girl" soumise d'un "biker" impitoyable régnant sur une secte satanique. No future en noir et blanc.
Si certains passages évoquent le frémissant naufrage de l'héroïne de "Putain" de Nelly Arcan, d'autres, un cinquième du roman en gros, sont carrément insoutenables dans l'expression et la sensation des sévices infligés. Comme Mo Hayder, Joyce Carol Oates ne connaît pas de mesure en la matière.
Le livre est construit en chapitres souvent courts, annoncés par des titres pleine page, autant d'étapes vers l'enfer, au sens propre du terme : " A woman a man would die for", "You trust your Daddy, don't you ?", "A woman is born to bleed", "The bones", "In the earthen cellar"…
Ce récit à la première personne est cependant porteur de lumière, d'amour et d'espoir. Ceux-ci émergent dans les quatre dernières pages seulement, lorsqu'apparaît ce "you", ce "toi" auquel s'adresse soudain Ingrid. Oates en avait semé des traces à intervalles régulier, mais le lecteur pris dans la spirale noire avait peu de chance de s'y attarder. Ce n'en est que plus saisissant.Du grand art intimiste et intense, certes pas de tout repos pour celui ou celle qui découvre ce roman d'une très grande noirceur…
" Une autre fois, j'ai vu ce type traverser une rue à Port Oriskany, près de l'université…. Il avait la peau sombre, et je n'étais jamais sortie avec un homme à la peau sombre, je crois que je les effrayais, si blonde, si affamée. Ecarte-toi de moi, la môme. T'es trop jeune me dit l'un d'entre eux un jour, tout en riant et reculant, comme s'il avait vu sur mon visage quelque chose dont j'étais inconsciente.
Plus tard, je deviendrais Dog-Girl. Mais l'air de Dog-Girl se lisait déjà en moi, et certains hommes le ressentaient. … Il y avait cet homme au bar de l'Empire Hôtel où j'allais parfois … je suis comme une danseuse me déplaçant lentement, chaque instant calculé, afin de me placer dans la ligne de vision de ce type et, Jésus! ma respiration se bloque, cet homme est si beau … Il doit avoir trente-cinq ans, et, ça y est, il m'a vue. Son regard me transperce comme une lame de couteau, O Jésus, je sens que je vais m'évanouir, je suis effrayée comme ce n'est pas possible, je commence à trembler, ma bouche est si sèche que je ne peux avaler. … Je ne fais marcher personne, non jamais. Je suis folle de ces hommes qui disent "C'est ton père que tu cherches, en fait". J'espère qu'ils ont raison, qu'un jour peut-être, je le trouverai."
J'ai reçu un sacré choc lorsque j'ai lu "Putain" de Nelly Arcan, cette longue détestation de soi, dévoration par l'image, sous fond d'implacable vide, dans un déversement de périodes quasi-bibliques. Un livre majeur sur la frénésie clinquante, artificielle et glaciale du monde contemporain, avec son détournement permanent du soi et du désir.J'ai reçu un autre choc, plus grave, en apprenant sa mort, ce jour. Nelly Arcan avait 35 ans.
Faire l'amour avec l'amant d'une femme qu'on adule,
tout en pensant s'unir à elle,
Capter dans l'homme ce qu'il a perçu,
reçu de cette femme aimée,
porter un enfant de lui pour l'élever avec elle, la star,
ou même simplement pour le confier à l'élue,
c'est dément, c'est destructeur.
C'est aussi, c'est surtout une quête d'amour,
une histoire d'amour sublimement belle
née du poids insupportable du quotidien,
qui le transcende dans un éprouvant effacement de soi,
une étourdissante auto-destruction.
Celle de Lucie dans Backstaged'Emmanuelle Bercot,
exploratrice récurrente des liaisons transgressives.
Avec Isild Le Besco, auparavant adolescente égarée,
dansLa Puce,
entre pudeur et désir de découvrir la vraie vie,
celle du corps révélé au creux du lit,
en compagnie d'un homme 20 ans plus âgé qu'elle.
Fragments répétés d'un discours amoureux qui ignore les conventions,
y compris celles, normément libérées des magazines ados et féminins.
Tout à la fois amant et metteur en scène, Roger Vadim a projeté sur la jeune Brigitte Bardot (22 ans) la femme qu'il aurait aimé qu'elle soit. Il en a fait un mythe féminin universel : "Et Dieu créa la femme" a créé "Bardot". C'est ce que démontre Francesco Alberoni dans "L'érotisme", livre profondément humaniste sur les pulsions érotiques différenciées de l'homme et de la femme, et leur fusion en marge du temps et de la quotidienneté.
" Brigitte Bardot est au contraire devenue unsex-symbol. Son imagea d'abord été celled'une adolescente sans inhibitions et un peu en marge.
Le signe de l'absence de danger, chez elle, a été un certain degré de désordre et de négligence : vêtue comme par distraction, les cheveux à moitié décolorés.Elle a joué les filles faciles qu'on peutprendre et laisser sans conséquences."
"Vadim a eu un talent; il a vu que la beauté de la femme qu'il aimait pouvait être universelle.
Mais cette beauté était encore une matière brute et il fallait l'animer d'un rêve. L'amoureux tend toujours à transformer celle qu'il aime de façon à le rendre encore plus désirable à ses yeux.Vadim a projeté sur l'actrice ses rêves, ses fantasmes érotiques, ses délires, et l'a conduite à en être l'instrument.
Illui a dit comment s'habiller, comment parler, comment regarder, comment bouger, comment s'asseoir, comment dire oui, comment dire non.
La femme qui apparaît dans "Et Dieu créa la femme" est le produit de ce rêve d'amour.Il la montre au cinéma telle qu'il l'a imaginée pour la rendre infiniment désirable.
Son génie lui a fait voir ce que les gens de son temps désiraient et ce qu'ils attendaient. Le film est la réalisation, en chair et en os, de ce rêve collectif. C'est ainsi naît le mythe. "
Extrait de "L'érotisme", par Francesco Alberoni (Ramsay, 1987).