10 juin 2010

morgen, histoire d'Else, par Thierry Follain

Jeune Allemande comblée par la vie, Else voit son existence tumultueuse brisée à 26 ans. Enlevée dans les ultimes années de la Rote Armee Fraktion, elle subit quatre mois de réclusion humiliante, avilissante. Libérée contre rançon, à ses yeux totalement dévalorisée, la jeune femme fait la rencontre improbable d'un homme plus âgé, qui lui redonne vie par sa tendresse, sa considération. Confrontée à nouveau à une mort sanglante, Else reconstruit sa vie en une contrée lointaine, forte d'elle-même, de son fils, de l'amour, de toutes les formes d'amour qu'elle porte en elle et suscite. Par touches, par scènes impressionnistes, sensitives, "morgen" narre son histoire...

... La salle de bains, vaste, impeccablement rangée.
Parfums d'eau, de sels de bains.

Longue baignoire, une douche, cabine vitrée.

Des serviettes blanches, épaisses.

Douces sur la peau de la fille à la tronche ravagée, aux cheveux trop longs, dégueulasses, qui s’observe, consternée, dans la longue glace.


Adieu à ces vêtements visqueux, crasseux.

L’eau chaude. Si chaude.
Déferle. Me submerge.
Oh, l’eau chaude brasse mon ventre, le masse et l’apaise.

Je peux enfin respirer.

Ouvrir les yeux rien qu’un instant, fixer le vitrage poli, dépoli, que sais-je.

Les fermer. Inspirer. Les rouvrir. Souffler.

J’espère que vous avez l’eau chaude à volonté. Parce que je ne vais pas la couper de sitôt.

Capricieuse, on vous dit.

Capricieuse, ils disaient.

Et hop, privée d’habits. Exposées à leurs regards. Même pas à leur désir. A leur mépris.


On t’aura quand on veut, si on veut.

Et hop, la ceinture s’abat,

mains croisées sur la nuque, je dois rester immobile, retenir mes cris.
Frémir sous chaque impact, me vider de tout respect pour moi-même. Non loin de moi, la fille se tait, les yeux baissés, ne veut pas me regarder.

Pas besoin de me sauter pour me baiser.

Totalement soumise, je suis niée.

Stop !

Stop.

C’est du
passé.
Dépassé.


Je déclare les joutes nautiques ouvertes.

Et coulent les flots, et roulent mes doigts dans ma chevelure mousseuse.

Ruissellent mes larmes mêlées à l’eau...
Et se vide mon corps de ce ruisseau écarlate... nul enfant ne viendra maintenant, Dieu soit loué....


Sous les vagues vagues chaudes,
je dis " vagues ",

je divague.


Je revis, je peux enfin
pleurer.
Muette proclamation de ma liberté retrouvée,

celle de rire, de souffrir

et de jouir sans que nul

ne puisse

s’y opposer.


Else Tintenfeder renaît dans un flot d’eau,
de sang et de larmes.
Qu’il purifie son âme.
Amen.

Ils disaient toujours :


" morgen "
Demain.

Demain, la rançon arrivera, nous n'augmenterons plus nos exigences à chaque contact.
Nous estimerons que les média ont assez parlé de toi, de ce non-toi, de ta " disparition ".
Qu’ils se sont suffisamment gavés de tes Polaroïds pitoyables,

le Bild du jour entre les mains,

cheveux en bataille,

regard inexpressif,

terne, faussement indifférent,

celui des filles
quand elles posent, obligées,

quand elles ne peuvent exister
que comme

on le leur a ordonné.


morgen.


Avant, une promesse.
Qu’ils m’ont confisquée

pour y substituer le vide,

la peur.


Au fond de moi,

je suis forte.

Je leur survivrai,
mais ...

morgen.

(...)