19 octobre 2008

Nelly Arcan : "Là où je voulais rester seule"

" Quand j'étais petite, j'étais la plus belle et on m'appelait les yeux bleus, voilà les yeux bleus qui arrivent, voilà les yeux bleus qui pleurent, j'étais un beau rêve qui rend nostalgique toute la journée jusqu'à la nuit suivante, et toute la journée on repense au rêve en se disant qu'il aurait mieux valu y rester... Quand j'étais petite, j'étais la plus belle, je l'étais sans doute comme toutes les petites filles le sont, chacune à faire voler sa robe sous l'action de la corde à danser, j'étais parfaite dans l'ignorance de ce qui m'attendait, oui, c'est à l'adolescence que ça s'est gâté, enfin, il me semble, et à l'école secondaire mes copines étaient plus jolies que moi, les unes comme les autres, elles n'ont jamais rien su de ma haine de les voir ainsi plus jolies car je me suis toujours révoltée en silence, dans le confort de mes fantasmes ... et si mes copines m'avaient été fidèles je n'aurais jamais souhaité leur perte, si elles m'avaient adorée au point de laisser tomber tout le reste, si elles m'avaient suivie comme les apôtres ont suivi Jésus-Christ, les filets de pêche à la dérive, le cœur plein de reconnaissance d'avoir été choisies, j'aurais peut-être fait un effort pour devenir comme elles, charnelles et bouclées, je me serais rangée de leur côté, mais ma maigreur les aidait à sourire, à pencher la tête vers l'arrière pour mettre leur poitrine en valeur, et si la plupart d'entre elles n'avaient rien à faire de ma beauté de déportée, d'autres auront tout de même subi mon influence, elles auront voulu perdre du poids car les petites fesses ne sont-elles pas plus jolies, plus féminines, ne pouvaient-elles pas se priver de chocolat pendant plus de deux jours, et lorsque ces quelques-unes ont commencé à maigrir, j'ai su que j'étais perdue, qu'elles allaient me perdre, j'ai su que je devais partir pour la ville car elles allaient me rejoindre là où je voulais rester seule. "

Extrait de "Putain", de Nelly Arcan - Points, Seuil


Téléchargez ce texte, en pdf


Photo : Andreas Hering


Aucun commentaire: